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Type de textesource
TitreParallèle des anciens et des modernes
AuteursPerrault, Charles
Date de rédaction
Date de publication originale1688:1696
Titre traduit
Auteurs de la traduction
Date de traduction
Date d'édition moderne ou de réédition
Editeur moderne
Date de reprintReprint Münich, Eidos, 1964.

(t. I ), p. 239-241

LE PRÉSIDENT — Est-ce que tant de gens d’esprit, dont le siecle est rempli ne se connoissent pas en peinture.

L’ABBÉ — Il y en a beaucoup qui s’y connoissent, mais il y en a encore davantage qui n’estant point nez pour les arts, et n’en ayant fait aucune estude n’y entendent rien du tout. 

LE CHEVALIER — Cela est si vray, que quand ces gens d’esprit qui n’ont pas le genie des arts font quelque comparaison tirée de la peinture, on ne peut les souffrir pour peu qu’on s’y connoisse. 

L’ABBÉ — C’est une verité que je n’aurois pas de peine à leur dire à eux-mesmes, puisque Appelle qui n’estoit pas moins bon courtisan que bon peintre, n’en fit pas de finesse à Alexandre tout Alexandre qu’il estoit ; car un jour que ce conquerant de l’Asie, et pour dire quelque chose de plus dans la chose dont il s’agit, que cet excellent disciple d’Aristote, raisonnoit avec luy sur un de ses tableaux, et en raisonnoit fort mal, « Si vous m’en croyez, luy dit Appelle, vous parlerez un peu plus bas, de peur que ce jeune apprentif qui broye là les couleurs ne se moque de vous ; tant il est vray qu’on peut estre de très grande qualité, avoir de l’esprit infiniment, et ne se connoistre pas en peinture. »

L’ABBÉ — Mais que direz-vous des curieux qui sont du mesme avis ? Vous ne pouvez pas les traiter d’ignorans en peinture, eux qui en decident souverainement.

Dans :Apelle et Alexandre(Lien)

(t. I ), p. 203-206

L’ABBÉ — Mais que dirons-nous de ce coup de maistre du mesme Appelle qui lui acquit le renom du plus grand peintre de son siecle, de cette adresse admirable avec laquelle il fendit un trait fort delié par un trait plus delié encore.

LE PRÉSIDENT — Je vois que vous n’entendez pas quel fut le combat d’Appelle et de Protogène. Vous estes dans l’erreur du commun du monde, qui croit qu’Appelle ayant fait un trait fort delié sur une toile, pour faire connoistre à Protogene que ce ne pouvoit pas estre un autre peintre qu’Appelle qui l’estoit venu demander, Protogene avoit fait un trait d’une autre couleur qui fendoit en deux celui d’Appelle, et qu’Appelle étant revenu il avoit refendu celuy de Protogène d’un trait encore beaucoup plus mince. Mais ce n’est point là la verité de l’histoire, le combat fut sur la nuance des couleurs, digne sujet de dispute et d’émulation entre les peintres, et non pas sur l’adresse de tirer des lignes. Appelle prit un pinceau et fit une nuance si délicate, si douce et si parfaite, qu’à peine pouvoit-on voir le passage d’une couleur à l’autre. Protogene fit sur cette nuance, une autre nuance encore plus fine et plus adoucie. Appelle vint qui encherit tellement sur Protogene par une troisième nuance qu’il fit sur les deux autres, que Protogene confessa qu’il ne s’y pouvoit rien ajouster.

L’ABBÉ — Vous me permettrez de vous dire que vous avez pris ce galimatias dans le livre de Ludovicus Demontiosius. Comment pouvez-vous concevoir qu’on peigne des nuances de couleurs les unes sur les autres, et qu’on ne laisse pas de voir que la derniere des trois est la plus délicate ? Je ne m’étonne pas que cet auteur ne sçache ce qu’il dit, rien n’est plus ordinaire à la plupart des sçavants quand ils parlent des arts ; mais ce qui m’estonne, c’est la maniere dont il traite Pline sur la description qu’il nous a laissée de ce tableau. Pline asseure qu’il l’a veu et mesme qu’il le regarda avec avidité peu de temps avant qu’il perit dans l’embrasement du palais de l’Empereur. Il ajouste que ce tableau ne contenoit autre chose dans toute son étenduë qui estoit fort grande, que des lignes presque imperceptibles ; ce qui sembloit le devoir rendre peu considerable parmi les beaux tableaux dont il estoit environné, mais que cependant il attiroit davantage la curiosité que tous les autres ouvrages des plus grands peintres. Montiosus ose soustenir que Pline n’a jamais veu aucunes lignes sur ce tableau et qu’il n’y en avoit point, et que le bonhomme s’est imaginé de les voir, parce qu’il avait oüy dire qu’il y en avoit, ou qu’il l’avoit bien voulu dire, pour ne pas s’attirer le reproche de ne voir goutte. N’est-ce pas là une temerité insupportable ; mais afin que vous ne m’accusiez pas de maltraiter un homme qui peut-estre a fait de gros livres, je ne parle qu’après Monsieur de Saumaise qui en dit beaucoup davantage, et qui paroist avoir été plus blessé que moy de cette insolence. Il est donc vrai qu’il s’agissoit entre Protogene et Appelle d’une adresse de main, et de voir à qui feroit un trait plus delié. Cette sorte d’adresse a longtemps tenu lieu d’un grand merite parmi les peintres. L’O de Giotto en est une preuve ; le pape Benoist IX faisoit chercher partout d’excellents peintres, et se faisoit apporter de leurs ouvrages pour connoistre leur suffisance. Giotto ne voulut point donner de tableau, mais prenant une feüille de papier en présence de l’envoyé du pape, il fit d’un seul trait de crayon ou de plume, un O aussi rond que s’il l’eust fait avec le compas. Cet O le fit preferer par le Pape à tous les autres peintres, et donna lieu  un proverbe qui se dit encore dans toute l’Italie, ou quand on veut faire entendre qu’un homme est fort stupide, on dit qu’il est aussi rond que l’O de Giotto. Mais il y a desja longtemps que ces sortes d’adresses ne sont plus d’aucun merite parmy les peintres. Monsieur Menage m’a dit avoir connu un religieux qui non seulement faisoit d’un seul trait de plume un O parfaitement rond, mais qui en mesme temps y mettoit un point justement dans le centre. Ce religieux ne s’est jamais avisé de vouloir passer pour peintre, et s’est contenté d’estre loüé de son petit talent. Le Poussin lorsque la main lui trembloit, et qu’à peine il pouvoit placer son pinceau et sa couleur où il voulait, a fait des tableaux d’une beauté inestimable, pendant que mille peintres qui auroient fendu en deux le trait le plus delicat du Poussin, n’ont fait que des tableaux tres-mediocres. Ces sortes de proüesses sont des signes évidens de l’enfance de la peinture. Quelques années avant Raphaël et le Titien, il s’est fait des tableaux, et nous les avons encore, dont la beauté principale consiste dans cette finesse de lineamens, on y compte tous les poils de la barbe et tous les cheveux de la teste de chaque figure. Les Chinois, quoique tres-anciens dans les arts, en sont encore là.

Dans :Apelle et Protogène : le concours de la ligne(Lien)

(t. I), p. 199-202

[[7:voir aussi Zeuxis et Parrhasios]]

L’ABBÉ — Pour vous convaincre du peu de beauté des peintures antiques, et de combien elles doivent estre mises au-dessous de celles de Raphaël, du Titien et de Paul Veronese, et de celles qui se font aujourd’huy, je ne veux me servir que des loüanges mesmes qu’on leur a données. On dit que Zeuxis representa si naïvement des raisins que des oiseaux les vinrent becqueter : quelle grande merveille y a-t-il à celà ? Une infinité d’oiseaux se sont tuez contre le Ciel de la perspective de Rüel, en voulant passer outre sans qu’on en ait esté surpris, et cela mesme n’est pas beaucoup entré dans la loüange de cette perspective. 

LE CHEVALIER — Il y a quelques temps que passant sur le Fossé des Religieuses Angloises, je vis une chose aussi honorable à la peinture que l’histoire des raisins de Zeuxis, et beaucoup plus divertissante. On avoit mis secher dans la cour de Mr. le Brun, dont la porte estoit ouverte, un tableau nouvellement peint, où il y avoit sur le devant un grand chardon parfaitement bien representé. Une bonne femme vint à passer avec son asne, qui ayant vû le chardon entre brusquement dans la cour, renverse la femme qui taschoit de le retenir par son licou, et sans deux forts garçons qui luy donnerent chacun quinze ou vingt coups de bâton pour le faire retirer, il auroit mangé le chardon, je dis mangé, parce qu’étant nouvellement fait, il auroit emporté toute la peinture avec sa langue. 

L’ABBÉ — Ce chardon vaut bien les raisins de Zeuxis dont Pline fait tant de cas. Le mesme Pline raconte encore que Parrhasios avoit contrefait si naïvement un rideau, que Zeuxis mesme y fut trompé. De semblables tromperies se font tous les jours par des ouvrages dont on ne fait aucune estime. Cent fois des cuisiniers ont mis la main sur des perdrix et sur des chappons naïvement representez pour les mettre à la broche ; qu’en est-il arrivé ? On en a ri, et le tableau est demeuré à la cuisine.

Dans :Fortune de Pline(Lien)

(t. I), p. 219-220

L’ABBÉ — Je puis encore prouver le peu de suffisance des peintres anciens par quelques morceaux de peinture antique qu’on voit à Rome en deux ou trois endroits ; car quoy que ces ouvrages ne soient pas tout à fait du temps d’Apelle et de Zeuxis, il sont apparemment dans la mesme maniere ; et tout ce qu’il peut y avoir de difference, c’est que les maistres qui les ont faits estant un peu moins anciens, pourroient avoir sçu quelque chose davantage dans la peinture. J’ai vü celuy des Nopces qui est dans la Vigne Aldobrandine, et celuy qu’on appelle le Tombeau d’Ovide. Les figures en sont bien dessinées, les attitudes sages et naturelles, et il y a beaucoup de noblesse et de dignité dans les airs de teste, mais il y a tres-peu d’entente dans le meslange des couleurs ; et point du tout dans la perspective ny dans l’ordonnance. Toutes les teintes sont aussi fortes les unes que les autres, rien n’avance, rien ne recule dans le tableau, et toutes les figures sont presque sur la mesme ligne, en sorte que c’est bien moins un tableau qu’un bas relief antique coloré, tout y est sec et immobile, sans union, sans liaison, et sans cette mollesse des corps vivans qui les distingue du marbre et de la bronze qui les representent. Ainsi la grande difficulté n’est pas de prouver qu’on l’emporte aujourd’huy sur les Zeuxis, sur les Timantes et sur les Appelles, mais de faire voir qu’on a encore quelque avantage sur les Raphaëls, sur les Titiens, sur les Pauls Veroneses, et sur les autres grans peintres du dernier siecle.

Dans :Fortune de Pline(Lien)

, t. I, p. 210-211

L’ABBE — Comme ceux qui apprennent à peindre commencent par apprendre à designer le contour des figures, et à le remplir de leurs couleurs naturelles ; qu’ensuite ils s’estudient à donner de belles attitudes à leurs figures et à bien exprimer les passions dont ils veulent qu’elles paroissent animées, mais que ce n’est qu’après un long temps qu’ils sçavent ce qu’on doit observer pour bien disposer la composition d’un tableau, pour bien distribuer le clair obscur, et pour bien mettre toutes choses dans les regles de la perspective, tant pour le trait que pour l’affoiblissement des ombres et des lumieres. De mesme ceux qui les premiers dans le monde ont commencé à peindre, ne se sont appliquez d’abord qu’à representer naïvement le trait et la couleur des objets, sans desirer autre chose, sinon que ceux qui verroient leurs ouvrages pussent dire, voila un homme, voila un cheval, voila un arbre, encore bien souvent mettoient-ils un écriteau pour épargner la peine qu’on auroit euë à le deviner. Ensuite ils ont passé à donner de belles attitudes à leurs figures, et à les animer vivement de toutes les façons imaginables : et voila les deux seules parties de la peinture, où nous sommes obligez de croire que soient parvenus les Apelles et les Zeuxis, si nous en jugeons par la vray-semblance du progrez que leur art a pû faire, et par ce que les auteurs nous rapportent de leurs ouvrages.

Dans :Peintres archaïques : « ceci est un bœuf »(Lien)

, t. I, p. 153-157

LE CHEVALIER — Quelle est l’histoire des deux Minerves ?

LE PRÉSIDENT — Je vay vous la conter. Il y avoit à Athènes un sculpteur nommé Alcamene si estimé pour ses ouvrages, que Phidias qui vivoit dans le mesme tems, pensa en mourir de jalousie. Mais ce sculpteur tout habile qu’il estoit, ne sçavoit ni géométrie ni perspective, sciences que Phidias possédoit tres-parfaitement. Il arriva que les Atheniens eurent besoin de deux figures de Minerve qu’ils vouloient poser sur deux colonnes extremement hautes ; ils en chargerent Phidias et Alcamene comme les deux plus habiles sculpteurs de leur siecle. Alcamene fit une Minerve délicate et svelte, avec un visage doux et agreable, tel qu’une belle femme le doit avoir, et n’oublia rien pour bien terminer et bien polir son ouvrage. Phidias qui sçavoit que les objets eslevez rappetissent beaucoup à la veuë, fit une grande bouche et fort ouverte à sa figure et un nez fort gros et fort large, donnant à toutes les autres parties des proportions convenables par rapport à la hauteur de la colonne. Quand les deux figures furent apportées dans la place, Alcamene eut mille loüanges et Phidias pensa estre lapidé par les Atheniens pour avoir fait leur Deesse si laide et si épouvantable ; mais quand les figures furent eslevées toutes deux sur leurs colonnes on ne connut plus rien à la figure d’Alcamene, et celle de Phidias parut d’une beauté incomparable, ainsi le peuple changea bien de langage, il ne pouvoit trop loüer Phidias, qui acquit dez ce jour-là une reputation immortelle, et il n’y eut point de railleries qu’on ne fit d’Alcamene, qui fut regardé comme un homme qui se mesloit d’un métier qu’il ne savoit point.

L’ABBÉ — Il peut y avoir quelque chose de vray dans cette histoire, mais il est impossible que toutes les circonstances en soient veritables. Thetzes[[3:Thetzes l. 8 hist. 192.]] qui la rapporte en la maniere que vous venez de la conter, montre bien qu’il estoit un ignorant en perspective avec ce nez large qu’il fait donner à Minerve ; car un nez peut bien paroistre plus court étant vu de bas en haut et dans un lieu fort eslevé, mais non pas en paroistre moins large.

LE PRÉSIDENT — Pourquoy ne voulez-vous pas qu’il diminuë aussi bien en largeur qu’en longueur.

L’ABBÉ — Je ne le veux pas, par des raisons qui seroient trop longues à dire, et dont ceux qui comme vous sçavent la perspective, n’ont pas besoin. Je crois donc bien que Phidias qui estoit fort habile ne se donna pas la peine d’achever et de polir sa figure, parce que la grande distance n’adoucit que trop les objets, mais il n’en changea point les proportions ; il ne fit point la bouche de sa Minerve plus grande ni plus ouverte que si elle eust dû être vûë de dix pas, et il ne lui fit point le nez plus large qu’une belle Deesse le doit avoir ; car malgré l’esloignement et la bouche et le nez auroient paru avoir la proportion qu’il leur auroit donnée. Ceux qui ont raconté cette histoire ont cru faire merveille d’exagérer la laideur de la Minerve vûë de près, et la beauté de cette Minerve vûë de loin, pour faire valoir la grande habileté de Phidias.

LE CHEVALIER — J’ai ouy conter de semblables histoires à des gens fort habiles en architecture et en sculpture, mais je m’en suis tousjours défié, j’ai tousjours crû qu’ils ne rapportoient toutes ces merveilles que pour montrer qu’ils avoient lû les bons livres, et pour faire honneur à leur art, en étalant les mystères dont ils pretendent qu’il est capable, mais je n’ay jamais pensé qu’ils voulussent imiter ces exemples.

L’ABBÉ — Cela est ainsi n’en doutez point, Girardon a fait la Minerve qui est sur le fronton du Chasteau de Sceaux, je l’ai vûë dans son attelier, et je l’ai vûë en place, elle ne m’a point paru avoir la bouche plus ouverte ni le nez plus large dans l’atelier que sur le fronton.

Dans :Phidias et Alcamène, le concours pour Athéna(Lien)

, p. 190

L’ABBÉ — Ils[[5:les Anciens.]] ignoroient une infinité de secrets de cette partie de la sculpture dans le temps mesme qu’ils ont fait la colonne trajane où il n’y a aucune perspective ni aucune degradation. Dans cette colonne les figures sont presque toutes sur la mesme ligne ; s’il en a quelques-unes sur le derriere, elles sont aussi grandes et aussi marquées que celles qui sont sur le devant ; en sorte qu’elles semblent estre montées sur des gradins pour se faire voir les unes au-dessus des autres.

LE CHEVALIER — Si la colonne trajane n’était pas un morceau d’une beauté singuliere, Monsieur Colbert dont je vous ai ouy louër plus d’une fois le goust exquis pour tous les beaux-arts, n’auroit pas envoyé à Rome mouler cette colonne et n’en auroit pas fait apporter en France tous les moules, et tous les bas-reliefs moulez chacun deux fois, ce qui n’a pû se faire sans une dépense considerable.

Dans :Phidias et Alcamène, le concours pour Athéna(Lien)

, t. III, p. 211-217

L’ABBÉ — Vous croyez avoir loüé Terence admirablement, en disant qu’il a attrappé la naïveté de la pure nature. Quand cela seroit aussi vray que vous le croyez, pensez-vous qu’il y ait en cela un fort grand merite. […] Ce que nous disons paroist évidemment dans l’art de la peinture, où ce n’est pas une grande loüange que d’imiter bien la pure nature, ou si vous voulez la nature ordinaire. C’est un talent peu envié aux Peintres Flamans, qui la representent si bien qu’on y est trompé. Ils representent une cuisine, on croit la voir. La plus grande difficulté ne consiste pas à bien representer des objets, mais à représenter de beaux objets, et par les endroits où ils sont les plus beaux. Je vais encore plus loin, et je dis que ce n’est pas assez au peintre d’imiter la plus belle nature telle que ses yeux la voyent, il faut qu’il aille au-delà, et qu’il tâche à attraper l’idée du beau, à laquelle non seulement la pure nature, mais la belle nature mesme ne sont jamais arrivées ; c’est d’après cette idée qu’il faut qu’il travaille, et qu’il ne se serve de la nature que pour y parvenir. Le Cavalier Bernin avant que de faire le buste du Roy que nous avons, fit en pastel le portrait de Sa Majesté, non pas pour travailler d’après, en faisant son buste, mais pour s’en servir, en le regardant de fois à d’autres, à se rafraichir l’idée qu’il s’estoit faite du visage de Sa Majesté ; parce qu’il vouloit que son buste fust immediatement d’après cette idée, ajoustant que toute copie estant necessairement moins parfaite que son original, son buste en seroit plus esloigné d’un degré de la ressemblance s’il le faisoit d’après son pastel. Cela est si vray, que les peintres ne mettent jamais de visages effectifs, quelques beaux qu’ils puissent estre dans leurs belles compositions ; ces visages effectifs les aviliroient. Jamais le visage d’Apollon n’a été celuy d’un jeune homme, qu’ils aient copié fidellement, jamais Venus et Junon n’ont été peintes par de grands Maistres sous le visage de femmes mortelles, elles n’auroient pas semblé des déesses. Ils s’abstiennent même de les revestir de velours, de satin ou de taffetas, ils leur donnent des étoffes qui ne tiennent rien de celles dont les hommes se servent, des étoffes generiques et universelles, si cela se peut dire, sans descendre dans leurs especes particulieres. Il en est de mesme de la sculpture, et c’est de là qu’on croyoit voir quelque chose de divin dans les figures des grands sculpteurs de l’Antiquité, parce qu’on y voyoit comme l’essence parfaite et accomplie de l’homme sans y voir aucune des imperfections qui se rencontrent dans les hommes mortels. Quand le comedien qui contrefaisoit le cochon à Athènes plut davantage au peuple que le cochon veritable, qu’un autre comédien cachoit sous son manteau, on crut que le peuple avoit tort, et le peuple avoit raison ; parce que le comedien qui representoit cet animal, en avoit estudié tous les tons les plus marquez et les plus caractérisez, et les ramassant ensemble remplissoit davantage l’idée que tout le monde en a. Il nous est arrivé bien des fois de prendre un rossignol pour une fauvette, parce que ce rossignol imitoit la fauvette dans le temps que nous l’entendions ; mais quand Philbert contrefait le chant du rossignol, il en imite si bien les endroits les plus beaux, et ceux par où le chant de cet oiseau se distingue de tous les autres, qu’il est impossible de s’y mesprendre. Quand un bon peintre ou un bon sculpteur se servent d’un modelle qu’ils ont devant eux, d’un homme fort bien fait ou d’une belle femme, il ne faut pas s’imaginer qu’ils se contentent de copier ce qu’ils voyent, ils taschent d’attraper la perfection, dont ils remarquent des commencemens dans leur modelle ; et ils achevent les choses comme ils croyent que la nature qui ne va jamais jusqu’où elle voudroit aller, avoit l’intention de les faire. 

Dans :Le portrait ressemblant et plus beau(Lien)

, t. I, p. 200-201

L’ABBÉ — On dit que Zeuxis representa si naïvement des raisins que des oiseaux les vinrent becqueter : quelle grande merveille y a-t-il à celà ? Une infinité d’oiseaux se sont tuez contre le Ciel de la perspective de Rüel, en voulant passer outre sans qu’on en ait esté surpris, et cela mesme n’est pas beaucoup entré dans la loüange de cette perspective. 

LE CHEVALIER — Il y a quelques temps que passant sur le Fossé des Religieuses Angloises, je vis une chose aussi honorable à la peinture que l’histoire des raisins de Zeuxis, et beaucoup plus divertissante. On avoit mis secher dans la cour de Mr. le Brun, dont la porte estoit ouverte, un tableau nouvellement peint, où il y avoit sur le devant un grand chardon parfaitement bien representé. Une bonne femme vint à passer avec son asne, qui ayant vû le chardon entre brusquement dans la cour, renverse la femme qui taschoit de le retenir par son licou, et sans deux forts garçons qui luy donnerent chacun quinze ou vint coups de bâton pour le faire retirer, il auroit mangé le chardon, je dis mangé, parce qu’étant nouvellement fait, il auroit emporté toute la peinture avec sa langue. 

L’ABBÉ — Ce chardon vaut bien les raisins de Zeuxis dont Pline fait tant de cas. Le mesme Pline raconte encore que Parrhasios avoit contrefait si naïvement un rideau, que Zeuxis mesme y fut trompé. De semblables tromperies se font tous les jours par des ouvrages dont on ne fait aucune estime. Cent fois des cuisiniers ont mis la main sur des perdrix et sur des chappons naïvement representez pour les mettre à la broche ; qu’en est-il arrivé ? On en a ri, et le tableau est demeuré à la cuisine.

Dans :Zeuxis et Parrhasios : les raisins et le rideau(Lien)